samedi 25 août 2007

Première partie - L'amour - chapitre 4

La grande maison gisait calmement dans la campagne normande.

L'allée de graviers qui y menait s'étendait à perte de vue, déserte, et sa perspective s'imposait avec netteté à Delphine qui regardait par la fenêtre de la chambre à coucher.

Au fond de la cour, elle devinait la large voiture au manteau argenté qui lui appartenait. Saint-Sauveur ne conduisait pas.

Les grands arbres laissaient traîner leurs branches avec négligé sur le toit de la voiture orné en quelques endroits d'un ruban blanc qui bouffait et que la conduite sportive sur l'autoroute n'avait pu arracher en entier.

Saint-Sauveur et Delphine n'avaient rien trouvé de mieux que de passer leur voyage de noce dans leur maison de campagne. Ils avaient quitté Paris avec curiosité et y pensaient avec nostalgie. Ils étaient des citadins, effarouchés et attirés par la campagne, comme des gamins malpropres. Ils rêvaient de la campagne toute l'année à Paris. Une fois en Normandie, il n'était question que d'aller boire un café sur les boulevards.

Le corps repu de Delphine flottait dans la nuit dont elle apprivoisait les délices. Elle se souvenait que tout n'avait pas toujours été comme cela.

A quinze ans, la nuit la laissait indifférente. Elle lui apparaissait comme ces endroits trop fréquentés où l'on ne respirait pas à l'aise. Delphine dormait comme on allait chez le dentiste ou acheter une paire de chaussures neuves. La nuit ressemblait à une grande pièce vide. Chacun venait s'y asseoir sur une chaise pour un petit moment, avec ses ranc--urs et ses rêves dans un cabas. On repartait sans dire bonjour aux nouveaux.

Puis elle connut les nuits agitées de l'adolescence et l'ennui mortel des années d'études aux Sciences-Politiques. Ensuite seulement, Delphine apprit à dominer l'espace qui s'étend de minuit à deux heures du matin. Elle écrivait ses articles et fumait des cigarettes. Elle aimait le silence de la rue à cette heure-là. Et puis il y avait eu Saint-Sauveur. Elle le connut après qu'il eut présenté sa thèse à Polytechnique. On lui prédisait un bel avenir. Alors le corps de Saint-Sauveur l'accompagna dans son voyage de l'après-minuit. Elle restait pourtant le seul capitaine à bord : il dormait toujours comme un sac.

Elle regarda le corps de son amant, son mari maintenant, qui gisait de tout son long à côté du sien. Il était un grand amas rose. A cette heure intime de la nuit, elle frissonna du frisson qui prend les femmes lorsque elles savent qu'un homme est à elles : lorsque il s'abandonne dans sa nudité et son sommeil à leur regard qui, lui, ne désarme jamais. Les hommes regardent les femmes dormir et pensent qu'elles sont des princesses ou des anges ; les femmes, elles, calculent le poids exact de chair, supputent la longueur des cheveux et des poils, font des pronostics sur le tour du torse et puis se disent avec un rictus à la Ténardière : il est à moi. Delphine avait une âme de boutiquière.

Elle eut presque envie d'allumer une cigarette, mais elles se trouvaient trop loin. Le mariage avait été un succès. Le président Louche était venu avec son laideron de femme, sa fille Estelle, pas gâtée non plus, et le fiancé de celle-ci, ce petit sournois d'Edgar Fauret. Elle gardait une assez bonne impression du couple présidentiel, comme elle l'appelait.

Leur fille, en revanche, était un démon. Elle aguichait les vieillards et volait les confiseries des enfants. Elle était la méchanceté même. Elle avait un corps de guenon, ce qui faisait rire Delphine, fière de la largeur de ses hanches et de la lourdeur de sa poitrine. Elle trouvait cette gamine décidément trop mauvaise, surtout avec sa mère. Elle, Delphine, n'avait plus ses parents. Elle avait eu une piété profonde pour sa mère, femme d'un notaire Normand. Elle se dit brusquement que, décidément, il lui fallait une cigarette.

L'allumette, honteuse de troubler le silence, craqua quand même.

Saint-Sauveur grogna.

Delphine laissa un instant en l'air le petit bout de bois qui se consumait. Aimerait-elle ce grognement dans vingt ans ? Le mariage était une affaire de dupes.

Elle rit à cette pensée.

Elle avait épousé Saint-Sauveur par foi dans sa force. Et puis il était plus beau que les autres. Quelle déception s'il se révélait veule ! Elle ne saurait quelle attitude adopter.

Elle le tromperait, sûrement.

Les hommes étaient tous des bambins ! Un peu de caresses, des paroles douces et des yeux attentifs et ils filaient doux ! Delphine n'avait jamais aimé les filles qui, à l'école comme dans la vie, se pinçaient et papotaient. Elle préférait mettre des gifles. Elle jeta un regard indéfinissable sur la robe de mariée posée avec abandon sur le dos d'une chaise. Elle était le seul point de clarté dans l'obscurité de la pièce. Ce tas de chiffons fit sourire Delphine. Elle sentit que Saint-Sauveur remuait dans le lit et se redressait.

Tu fumes ?

Non.

Ah…

Monsieur mon mari n'est pas content ?

D'habitude ce sont les maris qui mettent des cendres dans le lit, pas les femmes.

Oh, pardon.

Tu manques à tes devoirs les plus essentiels.

Je vois ça.

Nous allons nous aimer bien fort, en tous cas.

Oui, nous ferons de grandes choses, dit Delphine avec un sourire mystérieux.

Elle laissa son mari se rapprocher d'elle et apprécia la force de ses bras, l'odeur de sa peau. Elle écrasa sa cigarette et se tourna avec lenteur vers lui. Avant d'embrasser cette femme qui était la sienne, il la regarda un instant dans les yeux. Mais il ne vit rien.

Elle se laissa embrasser doucement.

Elle souriait dans l'obscurité qui dérobait son visage au regard de Saint-Sauveur.