dimanche 9 décembre 2007

Première partie - L'amour - chapitre 6

Delphine tournait en rond dans l'appartement. Elle y attendait son mari.

Il passait maintenant son temps dans les soirées politiques. Delphine regardait avec étonnement son mari se faire à ce milieu. Il en avait même adopté le détestable jargon et le goût pour les cravates mal assorties aux costumes. Saint-Sauveur fréquentait beaucoup Edgar Fauret. Delphine le trouvait amusant, laid, mais promis à de belles conquêtes car les femmes pardonnent tout aux hommes qui ont du pouvoir.

Delphine, par son métier de journaliste, suivait la préparation de la campagne électorale dans les deux camps. Elle espérait que son mari allait se décider à entrer dans l'arène. Elle alluma une autre cigarette et regarda les passants par la fenêtre. Que de vies dans la ville ! Elle eut un frisson et fît retomber mollement le rideau.

On frappa à la porte.

C'était Edgar Fauret.

Surprise, elle le vit entrer plein de prévenances. Delphine fut étonnée. Elle croyait son mari avec lui. Elle prit cependant le parti de ne rien demander et servit un whisky.

Fauret parlait de choses et d'autres et ne se pressait pas pour en venir à l'essentiel.

Il faut que vous convainquiez votre mari de nous rejoindre, lâcha-t-il enfin.

Moi ?

Vous. Il lui lança un regard lubrique et sourit : vous êtes sa femme. Vous avez du pouvoir sur lui.

Je ne suis pas la femme du président et mon mari n'est pas comme ce dernier. Changez vos fiches.

Excusez moi d'avoir été brusque. Je fais appel à vous comme à une amie.

J'en suis flattée, dit-elle dans un haussement de cils. Je n'ai pas le bonheur de vous compter encore parmi mes amis.

Je crois vraiment que votre mari à un avenir dans la politique.

Vous devriez l'empêcher d'entrer dans la course, non ? C'est comme ça que le système marche.

C'est que…

C'est que vous avez besoin de quelqu'un. Vous croyez que mon mari aura la tête tournée au premier succès et que vous en ferez ce que vous voudrez. Et vous venez me voir en privé pour me demander salement d'entrer dans vos combinaisons. Vous faites un odieux petit bonhomme. Je commence à comprendre madame Louche.

Vous voulez que je parte ?

Non, restez. Parlez moi de l'avenir politique de mon mari.

Dans trois mois il y aura les législatives. Il peut être élu sous l'étiquette conservatrice dans une circonscription de Province. Je ne crois pas que la Gauche puisse gagner. C'est un canton de paysans. Pas de grands propriétaires. Aucune tradition de Gauche. Enfin, s'il se débrouille bien, il peut être élu. Je crois que notre parti a besoin d'intellectuels et de scientifiques. Cela nous donnera une meilleure image.

C'est vrai qu'elle n'est pas fameuse.

On nous calomnie sans savoir. Lorsque un juge rend un jugement favorable, on n'en parle pas.

Par contre les mises en accusations, excusez moi mais on fait la une des journaux.

C'est d'ailleurs bien amusant !

Pour vous, oui. Une journaliste doit bien ricaner.

En effet. J'ai un très beau ricanement.

Si votre mari se présente, nous aurons peut être droit à une ou deux colonnes ?

Vous allez vite en besogne !

Vous m'avez l'air sympathique.

Et il ne manque pas de toupet, quel cadeau !

Je crois juste que vous pouvez nous aider. Votre mari est plus convaincu qu'il ne veut le dire, et vous ne voulez pas qu'il aille droit à l'échec ? Un scientifique qui veut jouer les hommes politiques et se ramasse dans le mur, ça a de quoi allécher les gazettes. Je suis sûr que Saint-Sauveur se présentera, mais je ne veux pas le brusquer. Il est allé ce soir à une réunion du parti, dont il n'est d'ailleurs pas encore membre. Vous voyez qu'il est un peu de la famille maintenant. Il prépare minutieusement sa campagne. Le député qu'il va remplacer m'a même appelé pour me dire que votre mari l'avait contacté et lui avait demandé des éclaircissements sur certains dossiers. Vous voyez, dit-il avec un air de triomphe ! Comme il est susceptible, je veux qu'il me dise ça lui-même. Je ne veux pas lui ôter ce plaisir. Vous seriez un ange de ne pas lui parler de moi.

Comptez là-dessus !

Bon, je file. Voici ma carte. N'hésitez pas à venir me voir pour cette histoire d'articles de journaux. Bonne soirée.

Je…

Comme elle se raidissait dans son fauteuil, prête à lancer une attaque, elle entendit le bruit de la porte d'entrée.

Elle était seule.

Elle fut charmé de ce départ brusque et malpoli quelle n'aurait pas pardonné chez un autre que Fauret. Elle commençait à apprécier le petit homme, même si elle aurait préféré mourir que de l'avouer à qui que ce soit. Elle ne pouvait cependant s'empêcher de rire de ses histoires avec Estelle.

Elle alluma une autre cigarette.

Elle voulut calmer ses nerfs, mais n'y arriva pas. En fait, il n'y avait rien a jeter dans cette aventure politique. Au contraire, elle pouvait y gagner gros. Son mari élu, elle aurait une meilleure place dans les couloirs du journal. Elle pourrait bénéficier de l'appui des vieux qui comptaient de nombreux amis au Palais-Bourbon. Elle s'enfonça mollement dans le fauteuil, perdue dans ses pensées de carrière. Fauret disait que l'élection serait une formalité. Tant mieux, on gagnerait du temps. Les électeurs ne s'intéressaient pas du tout au débat politique et Delphine ne savait même pas le nom de l'adversaire de son mari. Il faudrait ensuite faire savoir de partout que Saint-Sauveur venait d'être élu député. Il y aurait beaucoup de réceptions. On y parlerait gravement. Delphine aimait cela. Elle pensa que son mari n'allait pas tarder et qu'il faudrait lui en parler. Elle écartait de sa pensée l'idée même qu'Edgar Fauret ait pu influencer sa décision de jeter son mari dans la politique. Il avait été le déclencheur, simplement. Elle aussi, comme Saint-Sauveir, pensait à ces affaires de politiques sous un jour beaucoup plus favorable que ses habitudes de parisienne faussement détachée de tout voulaient bien laisser voir. Il lui semblait impossible que son mari refuse de se présenter. Elle lui en parlerait dès son retour. Elle savait qu'il y avait des arguments auxquels les hommes ne résistaient pas. Elle alla donc passer une nuisette.

La porte d'entrée claqua à nouveau et Saint-Sauveur entra peu après dans le salon où il découvrit sa femme, en nuisette, qui lisait les pages politiques du Monde.

J'ai croisé Fauret en bas de l'immeuble, dit Saint-Sauveur.

Ah oui ?

Je t'ennuie ?

Je lis des nouvelles politiques importantes. Je me soucie de ton avenir.

Fauret t'a catéchisé ?

J'en ai bien besoin, tiens ! Ce que tu peux être bête.

Jolie nuisette, en tous cas.

Elle s'approcha de lui qui s'était assis dans un fauteuil, servi un whisky, et s'assit sur ses genoux.

Mon chat…

Oui,

Tu vas te présenter à cette élection.

C'est un ordre ?

Embrasse moi.

Elle se laissa faire une seconde puis, sérieuse, rejeta la tête en arrière.

Tu es très lié avec Fauret.

Oui. Je crois que je vais m'inscrire au parti. C'est nécessaire si je veux me présenter à cette maudite élection. Je crois qu'ils vont tous me détester bien fort. Je me suis fait des ennemis dès la première réunion. Tu penses, il y en avait un paquet qui l'attendait, cette circonscription.

Il faudra faire face à tous ces jeunes et vieux cons.

Ca fait du monde.

Oui. J'ai même rencontré un de tes anciens amis des Sciences-Politiques.

Qui ça ?

Sais plus. Un garçon intelligent, mais si fatigant ! Je sens qu'il va falloir que je m'habitue à
sourire en écoutant des bêtises.

Voilà le premier commandement de ton nouveau métier.

Et les autres ne sont pas jolis à voir !

Je le pense bien.

lundi 29 octobre 2007

Première partie - L'amour - chapitre 5

Le restaurant de La Rotonde était complet.

Saint-Sauveur, à une table, suçait un chocolat avec un petit bruit. Il regardait son alliance avec étonnement. Le regard mouillé des serveurs l'agaçait. Il était maintenant un client à considérer avec attention. Saint-Sauveur s'amusait de cette nouvelle honorabilité mais mourait d'envie de crier qu'il n'était pas un homme marié.

"Cela me soulagerait bien un peu", pensait il.

Il fit un petit geste et le garçon apporta une autre consommation. Saint-Sauveur se mit à boire avec horreur. Il détestait rester dans un tel endroit avec les mains vides.

La foule qui se pressait dans ce restaurant était celle des employés de midi. Ils ne se pressaient pas, peu intéressés par l'idée de retourner au bureau. Ils se haïssaient avec une touchante douceur, des prévenances d'amants inquiets.

Saint-Sauveur attendait Edgar Fauret.

Ils se voyaient depuis deux mois et parlaient de politique. L'avocat appartenait à l'Union pour une Majorité Plombée (UMP), le parti de droite qui gagnerait sans doute les prochaines élections.

Il travaillait à ramener Saint-sauveur dans son camp. Afin d'arriver à ses fins, Fauret savait qu'il devait faire miroiter au scientifique une victoire facile. Celui-ci, en effet, ne voulait sans doute pas d'un rude combat. Il fallait lui trouver une circonscription facile, moutonnière - Dieu sait qu'il n'en manquait pas sur le territoire. Edgar, qui se présentait à Paris, voulait un proche de l'Académie avec lui. Il lui fallait quelqu'un qui ait de l'allure mais qu'il puisse aussi manipuler. Son beau-père, gouverné par sa femme, ne remplirait certainement pas cet emploi. Saint-Sauveur ferait un bon député : on pourrait le charger de scandales et le faire sauter à la première occasion. Il avait aussi une belle femme, ce qui faisait souffrir cruellement Edgar qui était laid.

Le politicien arriva dans le restaurant avec un retard savamment calculé.

Retenu au Palais…dit-il dans un souffle.

Bon, ce n'est pas grave, répondit Saint-Sauveur.

Et cette politique ?

Franchement, je ne sais pas si je suis intéressé.

Tu pourras faire changer les choses, lança Fauret. Bien sur pas trop vite ! Il ne faut pas vouloir tout reconstruire en une seule fois. Je suis sur que cet emploi t'ira à merveille. Tu n'es pas du sérail politique, tu es un savant. Cela a son charme, comme les maître nageuses. Je suis certain que tu pourras faire tes petites affaires tranquillement dans ta circonscription. Et puis, un jour, tu seras peut être ministre. Tu appartiens déjà à un ordre, celui de la science et de l'Académie, entre dans celui de la politique. Tu y seras neuf, tu y seras respecté. Je crois que tu pourras t'y réaliser pleinement.

Je n'en suis pas sûr.

Fais-moi confiance. C'est un monde extrêmement stimulant pour un esprit intellectuel. Tu te découvriras une passion, et puis manier le peuple…c'est si grisant ! Edgar, qui s'était laisse emporter, se reprit sur ce dernier mot malheureux. Gouverner, je veux dire, et Dieu sait que pour moi le gouvernement du peuple est une chose sacrée. Le peuple est tout, nous ne sommes rien.

Sur ce, Edgar Fauret commanda un demi car il ne fallait pas trop en faire non plus. Saint-Sauveur trouva qu'il en faisait quand même un peu trop.

En tous cas, reprit Edgar, n'hésite pas à venir à l'un de nos meetings. Tu seras toujours le bienvenu. J'ai parlé de toi à toute mon équipe électorale. Ils meurent d'envie de te rencontrer, viens juste une fois, pour discuter. Ca ne t'engage en rien.

Et que dit le père Louche de ta candidature ?

Oh rien ! Il s'occupe surtout d'agrégations, en fait. Sa femme pense que je devrais me consacrer à mes procès, mais si je gagne elle sera la première à venir me faire sa petite cour. Elle ne m'aime pas, de toutes façons. Elle ne s'occupe que de protéger son mari. Crois-tu vraiment que je puisse vouloir du mal à cet homme ? Et puis je suis l'ama.. ami de sa fille. Les mères sont jalouses comme des poules. Elle ne peut pas me supporter parce que je vais leur voler la petite. Au XXIième siècle ! Hou hou ! Les obscurantistes ! Je crois qu'au contraire la petite adore la politique. C'est la seule chose qui la tire de l'ennui.

Ca promet.

C'est ce que je pense aussi.

Estelle aussi te verrait bien en politique, reprit Fauret avec sérieux. Elle dit que tu as du charisme. Les hommes politique d'aujourd'hui en sont dépourvus. Tu trouveras bien ta place. C'est elle qui m'a mis la puce à l'oreille, si je puis dire, je t'ai observé et je dois dire que je lui donne raison.

Vraiment ?

Oui, enfin, elle ne t'a jamais rencontré personnellement, mais il y a des photos dans les journaux. Estelle est une fille qui a l'--il pour ça. Elle ne sait pas faire grand'chose mais elle a parfois de bons conseils.Je ne sais pas si je dois te dire ça, mais son père est très soucieux pour elle. Oh, ne t'encombre pas de tout ça, si nous devons travailler ensemble au Renouveau, nous devons nous parler franchement. Monsieur Louche m'apprécie, car il sait ce que je vaux. Je travaille, enfin, on me confie de grosses affaires. J'aime sa fille et elle m'aime. Elle est beaucoup plus jeune que moi. Cela ne me dérange pas. En revanche, comme je te l'ai déjà dit, la mère me déteste. Voilà, tu es fixé. Ne crois pas ce qu'elle vous dira sur moi, c'est une vieille sorcière. Enfin..heu…

J'ai compris.

De toutes façons, nous nous verrons bientôt tous, les Louche, ta femme et toi.

Oui, ça fera plaisir à Delphine.

Elle est journaliste, m'a t on dit.

Oui.

Te voilà paré contre bien des désagréments. Vraiment mon vieux, engage-toi ! Rengage- toi, même ! Avec une journaliste dans la poche ! Dis donc, tu ne veux pas qu'on la gagne pour toi, cette circonscription ?

Et elle se trouve où ?

L'avocat réprima un sourire.

Il lui semblait qu'il avait enfin ferré sa proie. Au début, les réticences de Saint-Sauveur lui paraissaient incompréhensibles. L'avocat eut soudain l'éclair de génie que le moyen d'obtenir cet homme était l'ennui. Si on lui proposait quelque chose, il finirait par accepter pour s'en débarrasser. Il comprenait maintenant que le président n'avait pas menti lorsqu'il disait que Saint-Sauveur se moquait des honneurs. L'avocat commanda deux cafés, respira, croisa les bras sur la table et se mit à parler d'une voie faussement calme.

Aveyron.

Wouaoh ! Le gros lot quoi !

Sud du Massif Central. Merveilleux endroit pour faire du cheval. Le député est un ancien. Il te fera de la place.

Tu le lui as déjà demandé ?

Oui.

Et bien, tu ne perds pas ton temps !

Je savais que je pouvais compter sur toi.

Dis donc…

Je sais. Tu n'as pas encore fait ton choix. Je voulais dire que je pouvais compter sur toi si tu nous rejoins. J'espère que tu le feras.

Tu m'intéresses, mais je ne veux pas te dire n'importe quoi.

Prends ton temps. Mais penses-y, les élections sont dans quelques mois et il faudra te rendre dans votre circonscription pour y motiver les troupes. Je te ferai savoir tout ça. Deux heures et demie, bon je file. Nous nous verrons bientôt en tous cas, chez le président Louche.

Sans aucun doute.

A bientôt.

Oui, à bientôt.

samedi 25 août 2007

Première partie - L'amour - chapitre 4

La grande maison gisait calmement dans la campagne normande.

L'allée de graviers qui y menait s'étendait à perte de vue, déserte, et sa perspective s'imposait avec netteté à Delphine qui regardait par la fenêtre de la chambre à coucher.

Au fond de la cour, elle devinait la large voiture au manteau argenté qui lui appartenait. Saint-Sauveur ne conduisait pas.

Les grands arbres laissaient traîner leurs branches avec négligé sur le toit de la voiture orné en quelques endroits d'un ruban blanc qui bouffait et que la conduite sportive sur l'autoroute n'avait pu arracher en entier.

Saint-Sauveur et Delphine n'avaient rien trouvé de mieux que de passer leur voyage de noce dans leur maison de campagne. Ils avaient quitté Paris avec curiosité et y pensaient avec nostalgie. Ils étaient des citadins, effarouchés et attirés par la campagne, comme des gamins malpropres. Ils rêvaient de la campagne toute l'année à Paris. Une fois en Normandie, il n'était question que d'aller boire un café sur les boulevards.

Le corps repu de Delphine flottait dans la nuit dont elle apprivoisait les délices. Elle se souvenait que tout n'avait pas toujours été comme cela.

A quinze ans, la nuit la laissait indifférente. Elle lui apparaissait comme ces endroits trop fréquentés où l'on ne respirait pas à l'aise. Delphine dormait comme on allait chez le dentiste ou acheter une paire de chaussures neuves. La nuit ressemblait à une grande pièce vide. Chacun venait s'y asseoir sur une chaise pour un petit moment, avec ses ranc--urs et ses rêves dans un cabas. On repartait sans dire bonjour aux nouveaux.

Puis elle connut les nuits agitées de l'adolescence et l'ennui mortel des années d'études aux Sciences-Politiques. Ensuite seulement, Delphine apprit à dominer l'espace qui s'étend de minuit à deux heures du matin. Elle écrivait ses articles et fumait des cigarettes. Elle aimait le silence de la rue à cette heure-là. Et puis il y avait eu Saint-Sauveur. Elle le connut après qu'il eut présenté sa thèse à Polytechnique. On lui prédisait un bel avenir. Alors le corps de Saint-Sauveur l'accompagna dans son voyage de l'après-minuit. Elle restait pourtant le seul capitaine à bord : il dormait toujours comme un sac.

Elle regarda le corps de son amant, son mari maintenant, qui gisait de tout son long à côté du sien. Il était un grand amas rose. A cette heure intime de la nuit, elle frissonna du frisson qui prend les femmes lorsque elles savent qu'un homme est à elles : lorsque il s'abandonne dans sa nudité et son sommeil à leur regard qui, lui, ne désarme jamais. Les hommes regardent les femmes dormir et pensent qu'elles sont des princesses ou des anges ; les femmes, elles, calculent le poids exact de chair, supputent la longueur des cheveux et des poils, font des pronostics sur le tour du torse et puis se disent avec un rictus à la Ténardière : il est à moi. Delphine avait une âme de boutiquière.

Elle eut presque envie d'allumer une cigarette, mais elles se trouvaient trop loin. Le mariage avait été un succès. Le président Louche était venu avec son laideron de femme, sa fille Estelle, pas gâtée non plus, et le fiancé de celle-ci, ce petit sournois d'Edgar Fauret. Elle gardait une assez bonne impression du couple présidentiel, comme elle l'appelait.

Leur fille, en revanche, était un démon. Elle aguichait les vieillards et volait les confiseries des enfants. Elle était la méchanceté même. Elle avait un corps de guenon, ce qui faisait rire Delphine, fière de la largeur de ses hanches et de la lourdeur de sa poitrine. Elle trouvait cette gamine décidément trop mauvaise, surtout avec sa mère. Elle, Delphine, n'avait plus ses parents. Elle avait eu une piété profonde pour sa mère, femme d'un notaire Normand. Elle se dit brusquement que, décidément, il lui fallait une cigarette.

L'allumette, honteuse de troubler le silence, craqua quand même.

Saint-Sauveur grogna.

Delphine laissa un instant en l'air le petit bout de bois qui se consumait. Aimerait-elle ce grognement dans vingt ans ? Le mariage était une affaire de dupes.

Elle rit à cette pensée.

Elle avait épousé Saint-Sauveur par foi dans sa force. Et puis il était plus beau que les autres. Quelle déception s'il se révélait veule ! Elle ne saurait quelle attitude adopter.

Elle le tromperait, sûrement.

Les hommes étaient tous des bambins ! Un peu de caresses, des paroles douces et des yeux attentifs et ils filaient doux ! Delphine n'avait jamais aimé les filles qui, à l'école comme dans la vie, se pinçaient et papotaient. Elle préférait mettre des gifles. Elle jeta un regard indéfinissable sur la robe de mariée posée avec abandon sur le dos d'une chaise. Elle était le seul point de clarté dans l'obscurité de la pièce. Ce tas de chiffons fit sourire Delphine. Elle sentit que Saint-Sauveur remuait dans le lit et se redressait.

Tu fumes ?

Non.

Ah…

Monsieur mon mari n'est pas content ?

D'habitude ce sont les maris qui mettent des cendres dans le lit, pas les femmes.

Oh, pardon.

Tu manques à tes devoirs les plus essentiels.

Je vois ça.

Nous allons nous aimer bien fort, en tous cas.

Oui, nous ferons de grandes choses, dit Delphine avec un sourire mystérieux.

Elle laissa son mari se rapprocher d'elle et apprécia la force de ses bras, l'odeur de sa peau. Elle écrasa sa cigarette et se tourna avec lenteur vers lui. Avant d'embrasser cette femme qui était la sienne, il la regarda un instant dans les yeux. Mais il ne vit rien.

Elle se laissa embrasser doucement.

Elle souriait dans l'obscurité qui dérobait son visage au regard de Saint-Sauveur.

dimanche 5 août 2007

Première partie - L'amour - chapitre 3

Résumé de l'action : dans le chapitre 1, le héros du roman est invité à une cérémonie de l'Académie des Sciences où il est décoré. Introduit auprès de personnalités politiques, on lui propose un rendez-vous chez le Président Louche afin de préparer le lancement de sa carrière politique. Dans le chapitre 2, on assiste à la discussion entre le Président Louche et sa femme qui passent en revue tous les petits arrangements du monde politique parisien. Le chapitre 3 est celui de l'entrée d'Estelle Louche, la fille du couple présidentiel, qui ne satisfait pas de l'ordre qui règne à Paris....

***

A cette même heure, Estelle Louche était elle aussi assise sur le rebord d'un lit, son soutien-gorge replié sur ses jambes maigres. Le tissu du sous vêtement dessinait une forme sombre sur sa chaire pâle. Elle portait toujours de ces sous-vêtements de dentelles aux tons criards qui juraient sur son petit corps si peu façonné pour le plaisir.

Le lit, mauvais et défait, pliait lâchement sous le poids de la jeune fille. Il esquivait cette forme humaine, voulait la laisser à elle même, perdue au milieu des draps. Il refusait de porter ce corps trop léger. Un cadavre sur une plage aurait eu l'air moins seul.

Estelle louche regardait Edgar Fauret qui se rhabillait en vitesse dans un coin de la pièce. Il était pressé, comme d'habitude. La petite chambre d'hôtel se révélait médiocre à souhait. Estelle aimait à se vautrer dans cette facilité et cette ordure.

Elle restait nue par goût de la provocation envers son amant et futur mari qui nouait maladroitement sa cravate sur sa chemise salie au col par des taches de transpiration.

Estelle avait un corps frêle, des épaules voûtées. Elle aimait à maintenir cet aspect d'abandon. Elle ne se lavait pas. Les cheveux de la jeune fille étaient gras. Elle les portait longs exprès pour l'aspect crasseux qu'ils ne manquaient pas de lui donner. Le dimanche, à Rambouillet, elle brûlait avec soin tous les jolis vêtements que sa mère lui achetait. Un sourire triste, dans ce moment, ne quittait jamais son visage. Elle regardait la fumée monter entre les arbres et pensait que telle était sa vie. Elle rentrait ensuite à Paris, parfois dévorée de remords.

Le dimanche suivant la retrouvait pourtant au même endroit, aux mêmes occupations.

Elle revenait chez ses parents remplie de haine ou avec une grande faim pour les petits pains au lait que sa maman achetait au supermarché du quartier.

- Tu ne sais pas faire l'amour, dit-elle avec détachement.
- Eh… qu'est ce qui te fait dire ça ? Il y a quelques mois tu n'étais pas aussi exigeante!
- Je ne jouis pas. Je m'ennuie. N'y a-t-il vraiment que ça dans la vie ? Ce serait trop triste. J'ai presque envie de me tuer mais cela ne se fait pas et puis c'est fatiguant. Je préfère encore la fac.
Le jeune homme s'arrêta de bouger.
- Et puis tu m'as fait mal, continua-t-elle, sans s'apercevoir de rien.
- Pardon…
- Je t'avais dis de faire attention. La gynéco affirme que je refuse les hommes. Dingue non ?
Il étouffa un rire.
- Oui, elle ne sait pas ce qu'elle dit. Je crois plutôt que tu as les yeux plus gros que le ventre.
Estelle sembla un instant perdue dans sa rêverie. Edgar profita de cet instant de répit pour mettre sa chaussure droite.
- Il paraît que je vous déteste, vous les hommes. Alors mon corps vous rejette. Pfff ! ce qu'elle est chiante, cette gynéco ! Elle fait de la psychologie ! Elle mériterait que je la gifle ! N'empêche que tu m'as fais mal. Mon petit Edgar, si je n'étais pas là, qui coucherait avec toi ? Tu es moche comme un pou.
Le jeune homme s'assombrit, blessé.
- Arrête, dit-il.
- C'est vrai, ça. Tu te prends pour un grand bonhomme, mais j'ai bien compris ton petit jeu. Tu t'es dit, cette pauvre Estelle ne s'envoie pas encore en l'air et personne n'en veut car elle est à côté de la plaque. Et puis le papa académicien, ça c'est la cerise sur la gâteau. Tu es commun comme garçon. Mais moi je ne t'aime pas, je n'aime pas ton corps, je sors avec toi car je m'ennuie et car j'aime me dégoûter. Je suis servie. J'en ai jusqu'à la cinquantaine avec un garçon moche comme toi.
Il prit son manteau et se planta face à elle.
- Je m'en vais. Je n'aime pas te voir comme ça.
- Ah non, monsieur, ce serait trop facile.

Elle se leva brusquement et fit claquer la porte dont elle jeta la clef par la fenêtre entrouverte. Elle la ferma ensuite avec fracas, traversa à nouveau la pièce. Elle s'appuya nue contre la porte et se mit à écarter les jambes. Elle s'offrait à Edgar avec un rictus d'horreur et de plaisir. Il la regardait sans bouger, sentant le scandale monter en elle. Il détestait le scandale. Il détestait Estelle quant elle devenait ainsi. Il rêvait, comme tous les hommes, à ses pantoufles.

- Eh bien mon chéri ? que vas tu faire pour sortir ? Il va falloir y aller, Edgar, montre moi que tu es un homme. Tu vas me battre un peu, quand même ? On s'embête tellement…. Ca te ferai un tout petit peu plaisir ? Hein ? Au moins, on ferait quelque chose. On s'ennuie tellement. Je me dis qu'il faut remédier à cela. Je me donne un mal de chien. Tu ne peux pas dire que je ne fais pas d'efforts pour t'exciter.

- Je vais téléphoner à la réception. Rhabille-toi.
- Ce n'est pas du jeu.
- Habille-toi, ils vont monter. Va dans la salle de bain.
- Je te déteste. Tu n'as rien dans le ventre.
Lorsque elle revint dans la chambre, Edgar n'était plus là. Il avait laissé sur le lit un billet avec ces deux mots écrits dessus : "je t'aime".

Elle le déchira avec un soin maniaque puis le jeta dans les toilettes. Les petits bouts de papiers, alourdis par l'eau, tourbillonnèrent un instant puis coulèrent à pic.

Elle fuma et toussa.

23 heures s'affichèrent au cadran de sa montre.

Estelle sortit de l'hôtel et prit son téléphone portable. Elle avait un message d'Henry. Elle appela un taxi qui, en silence, la fit disparaître dans Paris. Elle regardait la ville défiler et pleurait sans bruit, le front collé contre la vitre.

Le bar du Georges V était plutôt bien rempli. La même faune y gravitait à heures fixes avec des habitudes de vieux garçon et des simagrées de petits chacals. Estelle y venait souvent et connaissait le serveur. Elle vit tout de suite Henry attablé au milieu d'un groupe d'hommes. On les remarquait facilement parmi les autres clients du bar. Cette provocation sans risque et gratuite leur plaisait beaucoup. Estelle les adorait. Elle pouvait les torturer tout son saoul et il se révoltaient si peu ! Ils ne mettaient jamais de coups, comme cet ouvrier avec lequel elle était sortie pour essayer le peuple. Il lui avait fait bleuir les bras à force de la frapper. Estelle aimait aussi ça, mais pas tous les jours.
Henry et ses amis étaient différents des hommes et de leur terrible orgueil. Ils étaient des petites chattes soucieuses de leurs griffes, de leur bronzage et de leurs scooters. Estelle adorait leur raconter ses histoires de fesses et rire d'Edgar avec eux. Estelle régnait sur cette coterie aux petits potins mesquins et aux pantalons moulants.

- Alors choupinette, que deviens tu, lui demanda Henry ?
- J'ai mal là où je pense.

Henry eut un rictus de dégoût, tout, dans la femme, lui semblait sale et compliqué. Il haïssait leur corps. Dès son enfance il les avait détesté. Il ne pouvait supporter leurs hanches, leurs seins. Estelle commanda deux Bloody Mary pour elle. Elle n'aimait pas du tout ce mélange, mais trouvait le nom mystérieux. Elle buvait avec une petite moue mécontente.

- Tu es toujours avec Edgar ? demanda Henri.
- En ce moment je ne suis qu'à toi.
- Quel sens de l'humour.
- Et bien oui. Edgar et moi allons nous marier. C'est amusant, non ?
- Pas tellement.
- Moi je trouve que si. Nous ne pourrons pas nous supporter et nous divorcerons au bout de trois ans. Alors je pourrai me plaindre des hommes avec un air entendu. Tu crois que je deviendrai lesbienne ?
- Pas besoin de tout ce cirque pour le faire. Et tes parents ?
- Mes parents sont des imbéciles. Ma mère est une petite conne et mon père ne pense qu'aux agrégations. Cela fait de lui une espèce de curé. Nous nageons dans les cathos.
- Voilà qui est sympathique en effet.
- Et toi Henry, comment va la vie ?
- Tu veux savoir avec qui je couche ?
- Peuh !
- Eh bien, avec beaucoup de monde. Les lycéens ne pensent qu'à ça. Un immense plaisir. Ils m'apportent le journal dans mon bain, puis nous le prenons ensemble en lisant les articles écrits le matin même par les parents de ces petits affranchis. Après je les prends, et ils en redemandent. La jeunesse est insatiable. Une mère m'a même téléphoné. Elle veut que son fils écrive un livre sur notre relation, cela s'appellera le Mausolée des Aimants. L'intrigue se déroule dans une usine de France Télécoms.
Et le travail ?
- Mon agence de pub va bien. Je vais aussi m'acheter un nouveau scooter.
- Passionnant !
- Un rouge. Je n'en avais pas de rouge.
- Incredible !
- A part ça rien d'autre.
- Rien ?
- Non.
Estelle but un autre Bloody Mary qu'elle avait commandé entre temps et elle fit mine de se lever. Elle en avait assez de cette atmosphère qui sentait le petit putois. Il lui fallait la franche odeur pourrie des boulevards.
- Tu t'en vas déjà ?
- Oui, je veux rentrer.
- Ne fais pas de bêtises.
- Ciao, chéri.
- Ciao, chouchoute ! Nous faisons une soirée bientôt avec Max, tu veux venir ? Il y aura tous les fous, comme d'habitude.
- Bien sur, Henry, bien sur…

Estelle sortit du bar comme une petite fille seule.

La foule était comme une grande famille dans laquelle personne ne se connaissait mais où tout le monde s'était déjà rencontré. Cela devait être bien ainsi. On devait y trouver du réconfort et même de la complicité. Estelle regarda un passant qui filait à bonne allure. Qui était-il ? Et puis elle pensa qu'il ne lui restait plus beaucoup de cigarettes. Elle prit à nouveau un taxi et alluma le chauffeur pour passer le temps. Lui pensait au Quinté Plus et ne supportait plus les parisiennes.


Le couloir de l'appartement des Louche était sombre et Estelle buta contre une table posée dans un coin du corridor. Elle lâcha une insulte et se mit à enlever ses chaussures. Une petite lumière, celle d'une lampe posée sur un guéridon à côté de la porte d'entrée, éclairait à peine l'appartement. Estelle détesta cette lumière si bien mise en évidence et qui devait lui éviter de trébucher dans le noir. Cette attention délicate lui sembla odieuse. Elle se détestait au point que toute attention envers elle la choquait.

Elle n'aimait que les coups et les crachats.

Quelque chose était cependant tombé de la petite table. Un bruit se fit entendre. Le président se leva en hâte, lui qui, toute les nuits, attendait sa fille sans dormir. Il éclaira en plein la lumière du couloir et s'approcha d'Estelle.

- Tout va bien ?
- Oui, j'ai juste trébuché. Retourne te coucher.
- Encore un vase par terre ! dit madame Louche qui, à la suite de son mari, s'était jetée dans le couloir. Tu pourrais faire attention !
- Bon ça va, vous n'allez pas en faire un plat !
- Ecoute Estelle, commença madame Louche.
- Non, espèce de sale p….
- Estelle ! cria son père.
- Sale p…
- C'est trop ! dit monsieur Louche, réduit à l'impuissance.
- Je te hais, sale conne, tu te crois tout permis avec moi, mais moi je ne t'aime pas. Tu entends ? Je n'en peux plus de te voir ici. Je te hais.

Estelle courut se réfugier dans sa chambre, fit claquer la porte. Elle ouvrit à fenêtre et se mit à fumer une cigarette. Elle la laissa tomber et se jeta en larmes sur son lit. Elle y sanglota longtemps avant de se calmer, de se déshabiller et d'entrer dans ses draps.

Madame Louche pleurait très doucement. Elle supportait mal la haine de sa fille, elle qui l'avait élevée avec douceur et bonté. Elle lui semblait si injuste. On avait changé sa fille. On l'avait dressée contre elle. Mais qui ? Estelle avait dix-neuf ans. Elle aurait du aimer ses parents. Même son père, elle ne l'aimait pas.

Elle profitait juste de sa faiblesse.

***
To be continued..... dans le chapitre 4, Saint-Sauveur et Delphine, devenue sa femme, sont de retour...

jeudi 26 juillet 2007

Première partie - L'amour - chapitre 2

Résumé de l'action : dans le chapitre 1, Saint-Sauveur vient d'être décoré à l'Académie. Il est venu avec sa compagne - une femme splendide nommée Delphine. Au cours d'une conversation, il a été invité par le Président Louche à venir déjeuner chez lui pour rencontrer quelqu'un qui pourrait l'aider à se lancer dans la politique.... le chapitre 2 présente le couple des Louche qui vient de rentrer de la soirée.....

***

Le président Louche, assis sur le rebord de son lit, enlevait ses chaussettes et les roulait en boule avec une application de premier de la classe.
Sa femme venait de passer sa robe de nuit verte-bleue-mauve retenue par une échappe tricolore héritée d'un lointain aïeul maire dans le Périgord, le regardait avec tendresse. Elle savait qu'il ne l'avait jamais trompé et cela donnait une complète assurance à son amour.
Elle aimait son sens de l'organisation et cela d'autant plus que, depuis quelques temps, les désordres de la vie de leur fille faisait perdre la tête au chercheur qui avait la réputation de l'avoir pourtant assez froide. La chambre était grande et noyée dans des draperies ; il y avait même du velours grenat passé sur le dossiers des chaises, signe qu'on appartenait ici à la noblesse du sang.
- Mon pauvre Marcel, dit elle, tu n'as pas besoin de ranger ainsi tes chaussettes, elle iront au linge sale de toutes manières. Le président Louche ne cilla pas et continua de rouler ses chaussettes en boule.
- Estelle n'est pas encore rentrée, dit-il d'une voix inquiète.
- Ne commence pas à te faire du mauvais sang, répondit sa femme, j'ai bien l'intention de dormir, moi.
- La dernière fois, elle avait bu. Voilà pourquoi elle a renversé le vase dans le couloir.
- Moi qui croyais que c'était juste pour me faire de la peine.
- Et bien tu vois que non.
- Ma fille me hait.
- Vous avez des difficultés à vous entendre, voilà tout.
- Même ses problèmes de santé. Quand je pense qu'elle t'en a parlé en premier.
- Oui, mais vous en avez discuté après.
- Mais je suis une femme. Et c'est ma fille. Elle aurait du m'en parler en premier.
- Calme-toi.
- Tu as beau jeu de dire ça. Et puis tu lui passes tous ses caprices. Sortir avec Fauret, ce sournois ! Marcel, je te le dis, rien ne viendra de bon d'un homme comme ça. Écoute donc ta femme, un peu. Il passe son temps à manipuler avec ces messieurs du parti. Ce garçon est dévoré d'ambition.
- C'est un très bon avocat.
- Peuh ! Il a réussi à ce que Mesnel n'augmente pas la pension alimentaire qu'il verse à cette gamine dont il a abusé et qui se retrouve mère à dix-sept ans. Et encore ! Il a fallu changer le Code civil, le Code pénal, la Procédure Civile et la Pénale, le Code Général des Impôts et fusiller douze Conseillers d'Etat pour cela…sans parler de la Cour de cassation qu'on a envoyée délibérer aux Maldives, tous frais compris ! Et le nouveau Conseil Républicain de l'Etat Tranquille Indivisible et National (C.R.E.T.I.N) à Agadir ! La ville de tous les désirs ! La ville de tous les soupirs ! Pour cela ! Je suis sûre que c'est un viol ! Et dire qu'il sera premier ministre. Vraiment, nous sommes dans de beaux draps. Voici la fin des haricots. Je ne sais plus qui disait ça, mais il avait raison.
- Fauret est très compétent, reprit le Président contrarié.
- Marcel, ne te laisse pas monter la tête par ces voleurs.
- Et que penses tu de Saint-Sauveur, demanda-t-il brusquement.
- Trop d'allure pour être un scientifique. Je ne sais pas ce qu'il a dans le ventre, ce petit. Marcel, je ne disais pas ça pour toi, dit-elle voyant que son mari avait arrêté de plier ses chaussettes à sa dernière phrase. Je pense juste que ce monsieur manque de concentration. Il a eu une intuition novatrice qui l'a porté très haut, mais je ne suis pas sûre qu'il ait de quoi donner corps à ses théories. Il est comme ces baudruches, attends qu'il se dégonfle. C'est un nerveux qui risque de se briser. C'est une espèce très courante aujourd'hui.
- Il n'a aucune ambition.
- Quelque chose me dit que la fille qui est avec lui en a pour deux.
- Pardon ?
- Elle a allumé tous tes collègues ! Les pauvres vieux n'en pouvaient plus !
- Bon, rien de grave à ça.
- N'empêche qu'il ne me revient pas, ton décoré.
- Ce n'est pas mon décoré.
- Il va venir ici ?
- Enfin ! Tu m'as entendu l'inviter, quand même ? C'est Estelle qui me préoccupe, pas lui. Où est elle, à cette heure ?
- Sans doute dehors.
- Ah ah ah ! Et avec qui ?
- Mais ton Edgar !
- Je ne comprends pas ce qu'il trouve à notre petite.
- Il lui trouve un père couvert d'honneurs et bien haut placé. Le sien est peintre en bâtiments, m'a dit Estelle.
- Tu vois le mal partout, reprit le Président.
- C 'est parce qu'il l'est.

***

To be continued....

Dans le chapitre 3, Estelle, la fille du couple Louche fait sa première apparition...

mercredi 18 juillet 2007

Partie I - L'amour - chapitre 1

Le Président Louche toussa à nouveau.

Une goutte de sueur perla à ses tempes dégarnies. Une grosse goutte dont les reflets brillèrent un court instant. Le vieil homme passa un mouchoir sur son visage. La goutte, happée par le tissu, disparut vite. Elle eut une vie courte et remplie. Une vie ronde. Elle vécut à plein sa vie de goutte.

Le président se reprit avec une dignité empruntée à une photographie officielle. Il regarda l'auditoire. On le moquait. Voilà qui était certain. Lui, le grand homme ! Une honte ! Que faisait-on de la mémoire des Lavoisier, des Curie et des Eiffel ? On l'oubliait en toute tranquillité.

Marcel-Aristide-Jean Louche, illustre Professeur, Président de l'Académie des Sciences, du Cercle des Amis et Admirateurs de Paul Bourget, Connétable des Arts et Muses Syndiqués, Amant de Seconde Catégorie, et Suprême Titan de la Loge des Concierges du XVIIième trembla devant une salle qui ronflait. Il était grand et en imposa quand même un petit peu. On forniquait encore bien par-ci par-là dans la salle, mais, de manière générale, tout cela restait plutôt gentil, car les français sont un peuple si poli.

Le silence arriva lentement. La grande horloge dorée de la salle de réception de l'Académie des Sciences indiquait dix-neuf heures. La pièce était remplie à craquer, et les coursives qui couraient le long du plafond débordaient de journalistes qui se débattaient, tombaient parfois dans la grande salle au milieu de l'indifférence et de l'ennui général. Les hommes de l'art poussaient de petits cris, puis l'on entendait plus rien. Des vieillards les achevaient, avec leur canne ou à coups de talons, juste comme ça, pour rire. Quelques-uns les piquaient avec l'épingle de leur Légion d'honneur et gloussaient de plaisir comme des dindons en rut.

- Mes chers amis, commença le Président Louche avec une petite voix, laissez moi encore remercier au nom de l'Académie monsieur Saint-Sauveur pour son dernier travail : un splendide ouvrage qui nous permet de redorer le blason de la recherche française, et de montrer au monde le talent que nos écoles sont capables de produire. Et Dieu sait que nous en avons, du talent. Enfin, si vous me permettez de répondre au défi de nos confrères et néanmoins amis d'outre-atlantique : nous sommes de retour. Osons nous lancer dans les langues étrangères, we are the world ! we are the children ! en quelque sorte. Monsieur Saint-Sauveur, au nom de tous et au nom de la France et de la République, merci. La patrie immortelle et républicaine de Charles Deneuve et Catherine Péguy ne vous oubliera pas."

Les flashs crépitèrent comme il se doit dans ce genre de situation qui ne s'écartait du ridicule que pour mieux se rapprocher du grotesque.

Le décoré tendit la main au président Louche et les deux hommes descendirent ensuite de l'estrade depuis laquelle ils surplombaient la foule des invités. Ceux-ci ne se réveillèrent pas pour si peu de choses. Une jeune femme s'approcha du nouveau décoré et l'attira à elle. Elle avait des épaules blanches et laissées nues ; une robe noire enserrait sa taille avec grâce. Une lourde chevelure rousse ployait sur sa nuque. La peau, assaillie au hasard de ses replis par de légères taches de son, apparaissait comme diaphane sous les lumières froides de la salle. Un air d'évanescence flottait, délicieux, tout au long de ses cils. Elle affichait un de ces sourires mi-boudeur, mi- railleur pour lesquelles on déposerait des rois et oublierait de remplir sa feuille d'impôt. Elle se frotta au décoré, ce qui fit frémir d'envie tous les autres hommes. La voix de la femme était comme on pouvait se l'imaginer. Elle plongea ses yeux dans ceux de Saint-Sauveur et il ne les détourna pas.

- Ca va ? Tu ne t'es pas trop ennuyé ? demanda-t-elle.
- Non, répondit-il, et toi ?
- Terriblement. Tu étais charmant dans ton costume. Un vrai petit savant ! Un homme des nuées ! Un Aristophane ! Un pouët ! Un artiste ! Un petit roi ! Un Dechavane ! Toutes les douairières te regardaient ! J'ai follement envie de laisser tout ça là et de faire l'amour avec toi. Nous serions si bien au lit ! Nous y mangerions du chocolat ! Du noir, du blanc et du nougat ! Mon Dieu ! Je suis folle de dire ça, et ici, à l'Académie ! Mon petit scientifique, vous êtes beau comme un prince de Wimbledon… oups ! de Windsor ! Enfin, bref ! Un Rajah ! Un Pacha ! Un académicien ! Ouf ! Voilà qui est dit ! Nous devons rester, je suppose ? Hein, dites moi tout ça, bel Einstein à la fleur de l'âge… La science vous demande elle encore de passer une soirée loin de moi ?
- Tu supposes bien ! Un dîner comme ça à l'Académie, et à trente ans ! voilà un succès inespéré ! Papa serait content. J'aurai la Légion d'honneur, enfin nous pourrons caler la porte des cabinets de la maison de Normandie ! Voilà qui m'ôterait une épine du pied ! Non, je rigole. Tous ces vieux messieurs m'ennuient beaucoup, mais ils ne sont pas bien méchants. En fait, ils sont drôles. Ils ont des problèmes de vessie, mais comme ils ne peuvent même plus quitter la salle, et bien ils se font dessus. Voilà leur secret. C'est à celui qui tiendra plus d'une minute. A la deuxième minute, la salle devient une vraie piscine. On patauge comme s'il y pleuvait. On y mettrait des bottes de pêcheur que personne ne s'étonnerait.
- Bah, on leur a rogné les griffes, voilà tout. Il y en a qui sont perclus de vices, je te jure. Ils me regardent avec des yeux si salaces ! Tiens, celui-là, la bas. Il s'en est bavé dessus, le vilain cochon ! Beurk, voilà qui me dégoûte ! Allez hop, à l'hospice les vieux ! On en fera des bigoudis ! Des épingles à nourrice !
Delphine éclata de rire, et cela déclencha un ouragan minuscule parmi ses cheveux roux. Ils flottèrent pendant un court et muet instant sur ses épaules blanches et se figèrent dans leur élan, pétrifiés par la beauté. La salle autour sembla étinceler. Puis plus rien. L'invincible étendard de la femme y avait été planté une fois pour toute.Saint-Sauveur regarda Delphine avec du désir dans les yeux ; elle lui rendit un regard dans lequel brillait déjà plus qu'une promesse.
- Tu es splendide, dit Saint-Sauveur, et ils sont affamés. Imagine toi qu'on les a calfeutrés dans des laboratoires pendant des dizaines d'années ! Faire des thèses ! Tout ça ! Rien de plus ennuyeux ! Ils ne savent plus ce que c'est qu'une femme. Tu devrais leur faire un dessin comme dans Le Petit prince, de Bernard-Henri Levy.
- Je m'en moque. Je suis à toi mon chéri, rien qu'à toi. Pourquoi as-tu cet air boudeur ?
- Je ne sais pas. Je trouve que tout est vicié ici.
- Quelle découverte ! Mais mon chéri, tu es à l'Académie !
- Quelle plaie !
- Tu ne vas pas recommencer !
- Non, c'est juste. Je savais à quoi m'attendre. Je plaide coupable. Augmentez mes impôts.
- Tu crois que nous en avons encore pour longtemps avant de rentrer ? Ils vont nous décapiter ?
- Je le crois bien.
- Tiens, le président Louche fait des signes pour te parler. - Qu'il aille au diable ! Il est emmerdant.
- Ouh ouh ouh ! Sa sortie en Anglais était fantastique !
- Tu crois qu'il l'a répétée hier devant sa femme ?
- Je pense bien ! Elle est admirable celle là, d'ailleurs. - Attention, le voilà qui arrive. - Monsieur, mademoiselle.
- Delphine Jouarnet.
- Enchanté.
- De même.
- Monsieur Saint-Sauveur, maintenant que vous êtes des nôtres, nous pourrons marcher main dans la main. J'espère que nous nous verrons souvent.
- Je l'espère de tout cœur, monsieur le président.
- Venez me voir à mon bureau un de ces jours. J'aimerais vous présenter à mon futur gendre, un politicien des plus avisés. Je suis sur que vous aurez des choses à vous dire.
- Merci, monsieur le Président.
- Encore une fois bravo, mon garçon. Le président s'éloigna et alla rejoindre d'autres groupes qui, intimidés par la présence de Delphine, n'osaient aborder le jeune décoré et préféraient rester à regarder les fesses de sa compagne.

Un homme à grosses lunettes s'approcha finalement du couple après leur avoir jeté quelques regards timides de brave chien sympathique, affilié sans doute à la section « Nos amis les bêtes » du Parti Socialiste. Il traînait derrière lui une petite laide emmaillotée dans un tapis de douche qui ressemblait à une robe. L'homme à lunette se retourna brusquement pour crier à la petite laide "ta gueule" suivi de "ne me suis pas ou cette fois je te tue". Elle décida prudemment d'aller l'attendre dans la voiture. La petite laide, de dépit, mangea quatre gâteaux d'apéritif puis elle se traîna jusqu'à la porte de sortie. Elle fut accompagnée de vieux messieurs qui se frottaient les mains. Elle leur faisait de l'œil, ce qui était tout aussi ridicule que déplacé, car à l'Académie, comme rue Saint-Denis, tout se fait à la bonne franquette.

L'homme, le regard haut, lança d'une voix forte au nouveau décoré : - Félicitations mon vieux ! Vraiment tu étais formidable ! Et ce discours, quelle verve ! Ah dis donc, j'aimerais être capable de faire la moitié de ce que tu fais. Tu ne me présentes pas ton amie, dit il, maladroitement, en faisant un geste vers Delphine qui se mordait les lèvres pour ne pas rire.

- Delphine, je te présente Alain Macquard, un condisciple de Polytechnique. Il travaille maintenant à l'EDF.
- Un boulot passionnant ! s'exclama Macqaurd.
- Je n'en doute pas, répondit poliment Delphine, les lèvres mordues jusqu'au sang.
- Et vous mademoiselle ? Vous travaillez dans quel domaine ?
- Journaliste.
- Journaliste sportive ?
- Non, politique.
- Wouaoh ! Et ben c'est dingue, quel couple vous formez ! Une journaliste et un scientifique, mais le monde est à vous ! C'est du Max Weber !
- Euh…oui, bredouilla Delphine, éberluée par tant de savoir.
- Bon je vous laisse, avec les anciens de Prépa nous avons préparé une soirée Taupe. A bientôt !
- Charmant, ton ami, dit Delphine dès qu'il fut parti.
- Oui, celui là est assez peu gâté. Au lycée il se branlait si fort que la cloison des murs en tremblait. Il tenait une cadence épouvantable. On l'appelait le métronome. Il faisait du 120 à la noire.
- Ne me fais pas rire, s'il te plaît. Cela ne fait pas assez digne pour une femme de scientifique.

La salle était encore pleine. Les convives se nourrissaient gravement au buffet dressé par des esclaves nègres ramenés des colonies. Ces derniers rayonnaient du bonheur de servir la France, patrie de Voltaire, Rousseau et de Jospinette, patrie qui leur apportait les trésors inestimables de l'instruction publique et les payait 25 francs CFA par mois. Le public, lui, était un peu plus choisi que les domestiques. Des dames très bien et au tailleur impeccable mettaient des petits fours dans des boites en plastiques pour le déjeuner du lendemain. Certaines visaient même le surlendemain, car elles devaient recevoir leurs gendres. Les plus audacieuses visaient à l'année prochaine, en conservant tout cela au congélateur, on ferait un repas de Réveillon digne, simple et pas cher. Delphine rayonnait d'une fatigue qui transparaissait dans chacun des plis de son front. Elle froissait sa jupe et volait des petits fours dans les assiettes des vieux messieurs. Ils lui parlaient de Paul Bourget et d'Albert Camus, alors elle fuyait aussitôt.
- On y va, vraiment je n'en peux plus, dit Delphine.
- Tu vois la dame là-bas ? C'est la femme du ministre de l'Interieur.
- Il a l'air d'aimer les petits fours, ton ministre.
- Oui, il est Ministre des Petits Fours.
- Houh ! Houh !
- C'est vrai ! Il a même nommé son traiteur Chef de Cabinet, Conseiller maître à la Cours des Comptes, Auditeur au Conseil d'Etat, duc et Pair et Cardinal de Paris ! Le dimanche, ils vont à la pêche ensemble. Ils font des turbots à la marinade. - Les vilains garçons !
- Le traiteur est un immigré roumain, un sans papiers. On en fera sans doute aussi un commissaire. On parle même de lui donner le Saint-Siège.
- Ce serait mignon tout plein. - Tu vois l'actrice là bas ?
- Et bien…
- C'est Caca Chamelle. Elle est présidente du Sénat.
- Ah… Merveilleux !
Et les lèvres de Delphine eurent leur petite moue à déposer des empires, etc etc.
- Bon, mon chou, dit-elle, j'en ai marre, on part ?
- Je crois qu'on peut y aller maintenant.
- Oh oui…oui…oui ! Battons en retraite, mon cardinal ! Delphine partit chercher son manteau.
- Vous nous quittez ? demanda le président Louche qui s'était approché.
- Oui…heuh…Delphine est malade, lança Saint-Sauveur à tout hasard.
- Je vous présente Monique, ma femme, monsieur Saint-Sauveur, Monique. - Enchantée, monsieur.
- Enchanté.
- Notre fille devait venir aussi, reprit le président, mais les jeunes filles sont bien fantasques, vous savez. Saint-Sauveur le savait. Cela ne l'étonnait même plus, signe qu'il vieillissait.
- Elle nous donne beaucoup de mal en ce moment, reprit le président d'un air las. Eh bien quoi Monique ? Monsieur Saint-Sauveur est de nos amis, je l'ai invité à déjeuné chez nous. J'ai le droit de dire que ma fille me fait tourner les sangs. Elle n'est pas venu ici exprès parce que cette cérémonie nous faisait plaisir. Imaginez-vous ça ! Une gamine de dix-neufs ans!
Le président était heureux de trouver une oreille attentive. Sa femme, petite et assez laide, mais qu'il aimait sincèrement ne supportait plus son discours.
- Laisse, Marcel, dit-elle, tu ennuies monsieur Saint-Sauveur. Il n'a rien à faire de ces histoire avec ta fille.

Ce prénom ancien et peu porté fit sourire le décoré. La femme du président surprit ce sourire, ne le comprit pas, et y répondit par un autre qui s'apparentait à de la haine. Le président, absorbé par les paroles qu'il venait de prononcer à propos de sa fille, ne vit rien. Il devenait de plus en plus sympathique à Saint-Sauveur, car il était vrai. Il prit la parole pour le défendre contre sa femme,
- Non, je vous assure. Je serais même charmé de rencontrer votre fille lorsque je viendrai vous voir.
- Ah, tu vois, dit le président avec un air de triomphe.
Delphine revint avec son manteau et mit fin à une légère gêne qui s'était glissée entre le couple des Louches et Saint-Sauveur. Ils se séparèrent poliment avec la promesse de se voir bientôt.
- Mon chat, tu es prêt ?
- Je ne suis pas un chat.
- Hi hi hi, première nouvelle ! - Je suis un polytechnicien.
- Que tu es vain, mon pauvre.
- Bon, on fait quoi ?
- Quelle question ! Mais on rentre ! Tu ne veux pas que l'on reste ici ! J'ai pris dix ans en une soirée.

Delphine apparut désirable à Saint-Sauveur et il se dit que faudrait vraiment rentrer. Dans la rue, le froid fit se serrer Delphine contre lui. Ou peut être était-ce quelque chose d'autre. Oui, il se passait des choses bizarres à Paris, en cette fin de siècle. Ils rentrèrent en métro. L'appartement dans lequel ils avaient déballé leurs vies était assez grand pour deux personnes et comportait une belle baignoire carrelée de bleu. L'appartement avait du charme, comme disent ceux qui eux-mêmes n'en ont pas. Saint-Sauveur regarda les formes de Delphine lorsqu'elle enleva son manteau. Elle était amusée qu'il aime ses seins. Elle ne fit pourtant aucun geste pour lui faire comprendre qu'elle avait saisi le sursaut du désir en lui. Elle aussi en avait très envie, mais elle était plus ordonnée. Il fallait en priorité ranger la cuisine. Les casseroles trouvaient naturellement leur place dans le grand tiroir au dessous de l'évier, à côté de la passoire, et ce bouquet de fenouil ne pouvait décemment rester posé sur la table à côté de la baguette de pain. Il y a un ordre pour tout. Saint-Sauveur la laissa faire et alluma le poste de télévision. Il tomba sur une page d'actualités qui lui donna envie de rendre. Le peuple possédait son pain et ses jeux et se délectait de faits divers à heures fixes. Le malade offrait ainsi l'assurance d'être maintenu au calme. Le malade prenait les proportions démesurées d'un peuple entier auquel on avait volé son Génie et parqué dans une voie de garage en attendant de le vidanger du peu d'esprit qu'il lui restait. Les autres peuples avaient de toutes manières l'œil aussi terne, le pouls aussi lent. Il ne fallait donc pas trop s'inquiéter. L'ordre entre les peuples ressemble à celui qui règne dans les cuisines. Il sent juste plus mauvais. Saint-Sauveur éteignit le poste de télévision et se mit à penser à ce gendre politicien dont lui avait parlé le président Louche. Pourquoi croyait il qu'il s'intéressait à la politique ? Lui avait toujours laissé ça de côté, comme le repassage, la cuisine ou le championnat de football. Il abandonna ses réflexions, car Delphine, qui avait relevé les manches de son pull, l'appela avec une voix suave depuis la chambre à coucher. Il s'y dirigea, et deux corps flottèrent un instant heureux dans la nuit de Paris. Ils restèrent longtemps sans parler après avoir fait l'amour, leurs deux mains enserrées l'une dans l'autre. L'obscurité les enveloppait avec précaution. Delphine se releva et s'assit dans le lit, sa poitrine effleurant légèrement le visage de Saint-Sauveur et elle alluma la lumière. - Hou…c'est un interrogatoire.
- Tu vas vraiment aller chez le président ?
- Il m'a invité.
- Tu dois y aller avec quelqu'un.
- Je crois que ça ferait mieux. Le facteur est tout à fait indiqué.
- Il est plus grand que toi, tu aurais l'air ridicule, mon chat.
- En tous cas, il a de jolies fesses.
- Ah ah ah tu regardes les fesses des hommes maintenant ?
- Non, mais toi, oui. - Regardez moi le vilain jaloux. Je suis sur que ton facteur fera très bien chez le directeur. Il récitera des poésies et fera des tractions sur le parquet, comme chez Caillebotte. Mais s'il ne veux pas venir, tu sais à qui penser…
- Non, je ne vois pas.
- Salaud !
- Tu ne me reprocheras après de t'y être embêtée.
- Je serai sage comme une image.
- Écoute…tu sais lorsque nous avions parlé de…
- Mariage ?
- Non, de la liste des commissions.
- Et bien mon chat ?
- Je pense que nous pouvons y penser plus clairement, voilà tout.
- Sérieusement ?
- Sérieusement.
- Viens là, mon chat.